Ça ressemble à un désert. Avec la neige, tout s’est uniformisé. Avec le gel, tout s’est figé. A l’horizon, y’a même ces distorsions typiques des grands paysages de l’Antarctique, ces effets d’optiques curieux, des îles qui se dessinent au loin, des oasis. Dans les déserts chauds, y’a ça aussi. Imagine ! tu marches depuis des heures dans le sable, et puis tout d’un coup, tu crois voir les reflets d’un point d’eau : manque plus que les palmiers.
Mais là, on s’en passerait. Il doit faire au moins dix degrés en dessous de zéro, si c’est pas pire. N’importe quel point d’eau serait complètement gelé. Y’aurait peut-être même des enfants qui y joueraient à patiner. Les enfants sont ainsi ; on a beau leur dire que c’est dangereux, qu’il ne faut pas s’aventurer sur les mares gelées, ils n’en font qu’à leur tête. Et le lendemain, tu découvres dans le journal qu’il y en a encore un qui est mort parce que la glace a craqué. On te dit que ses petits copains ont essayé de le libérer, puis, n’y parvenant pas, qu’ils sont allés chercher des grands. Mais quand les grands sont arrivés, il était déjà trop tard. « Vous vous rendez compte ? Il avait à peine onze ans ! ». Et on finit par interdire aux autres de sortir dès que le thermomètre descend en dessous de zéro. Et les gosses passent l’hiver devant la télé. Et on en fait des abrutis. Et l’année suivante, on a déjà oublié, et à quinze kilomètres de là, même scénario.
Mais je pourrai baratiner des heures sur ce genre de faits d’Hiver, c’est toujours pareil. Alors que veux-tu que ça me fasse qu’au loin y’a peut-être une mare gelée ! Et en plus, c’est pas ce que j’y vois. J’y vois un paysage légèrement verdâtre, bizarrement, j’y vois du brouillard. Non ! c’est plutôt de la brume. C’est cela, ça ressemble à un matin d’été. Ça éveille en moi des souvenirs. Je me rappelle quand j’étais petit, quand je partais en vacance avec mes parents. On roulait toute la nuit. Pour tenir mon petit papa éveillé, on écoutait la radio. Moi, dés que le jour se levait, quand on approchait du Midi, je ne pouvais plus dormir. Alors je regardais le paysage au loin. Et bien c’est ça que je voyais : une légère brume à l’horizon.
Doucement, les sons reviennent aussi. Et c’est étrange, derrière la musique techno à fond, c’est autre chose que je perçois. Ça évoque d’autres images encore. J’étais encore petit là aussi. C’était derrière les HLM où j’habitais. On nous avait installé des jeux un jour. C’était une idée sympa, une bonne intention, mais on avait fini par s’en mordre les doigts. La mort d’un enfant avait encore suffit. Les morts suffisent. Non, les morts ne suffisent pas, pas toujours. Curieuse, cette idée ! C’était des jeux de parcs d’enfants. Aujourd’hui… là au moins ça a servi à quelque chose… on les conçoit tout en bois. C’est moins dangereux. Et puis là où un enfant peut tomber, on le rattrape avec des filets qui font plutôt penser aux ponts des vieux voiliers, là où la vigie grimpait pour voir plus loin si par hasard on apercevait des palmiers.
Chez moi, et peut-être partout ailleurs autrefois, c’était des jeux en métal. Y’en avait de plusieurs genres, mais je ne me souviens plus très bien desquels. J’ai la tête embrouillée, et j’étais très petit quand on les avait enlevé. Il avait suffit qu’un gosse tombe. On avait voulu palier à leur ennui, et on en avait fait la fin d’une vie. La vie n’est jamais aussi rose qu’on pourrait le souhaiter, sinon on le saurait !
Seul un vieux tourniqué avait été laissé. C’était pas très dangereux un tourniquet. Mais il avait fini par pourrir, par rouiller, sans que personne ne s’y intéresse. Seuls quelques adolescents s’y asseyaient quelques fois pour y fumer une cigarette et siroter des bières ; Ils n’avaient rien d’autre à faire. En même temps que leur tête, ils tournaient, ils tournaient. Et puis un jour, il n’était plus là lui non plus. On l’avait retiré. Je crois qu’il était trop vieux. Et puis des habitants des vieux immeubles se plaignaient. Quand il tournait, il couinait. C’était ça, il grinçait d’une manière particulière, comme un cri, toujours le même, une plainte répétitive, comme la roue d’un vieux chariot aux pignons rouillés, et les vieux du rez-de-chaussée avaient fini par en piquer des crises de nerfs. Alors on l’avait enlevé le tourniquet.
C’est cela que j’entends. J’entends le tourniquet, comme s’il resurgissait de ma mémoire pour réapparaître devant moi, posé sur la neige. Mais qu’est-ce qu’un tourniquet pourrait faire en plein désert enneigé !
J’essaie de comprendre, mais le froid me pétrifie, le froid gèle mon esprit. Y’a plus que le froid d’ailleurs…
Et je suis fatigué, je m’endors… je m’endors… c’est la roue qui tourne encore… c’est la roue… une des roues… Je m’endors…
… et d’un seul coup, plus rien ! Je sursaute. Plus de musique assommante à la longue, et plus non plus ce… ce… je ne me souviens plus.
Il fait toujours aussi froid. Il fait moins jour aussi. C’est l’hiver, c’est ça, le soleil se couche plus tôt. Le ciel a cette couleur un peu orangée typique. Je tourne ma tête pour apercevoir le soleil, et ma joue racle la glace.
Ma joue racle la glace ! Et ça m’arrache un cri de douleur.
Ma joue racle la glace !
Je suis allongé ! je suis allongé sur le sol froid ! Dehors ! Dans la neige ! Dans une neige transformée en glace à cause du froid ! Comme ça ! En plein hiver !
Je pousse sur mon bras, sur mon bras droit coincé sous moi… moi, allongé sur le côté, le bras droit dessous… le bras gauche… pas de bras gauche… je pousse de mon bras droit endolori, je parviens à pousser et à m’asseoir.
Mon bras gauche pend dans le vide. Il est gelé ; le sang dessus, à l’épaule, aussi.
Le sang sur mon bras ! Ma jambe gauche, mon jean bleu plein de sang aussi, sur ma jambe gauche !
Je tombe en avant, sur la tête, la tête sur la glace. Je m’affale sur le côté, sur l’autre côté, près de la mare de sang, la mare de sang gelée, ou séchée. Y’a plein de sang sur la neige, une flaque de sang de ma jambe, ma jambe gauche à moitié arrachée. Ma jambe gauche à moitié arrachée !
J’ai un haut le cœur. J’ai un deuxième haut le cœur.
Et puis la douleur s’insinue en moi, lentement. Lentement, je prends conscience de la douleur. Mais ça n’est pas pire que les doigts de ma main droite gelée. Non ! C’est pareil. Je me surprends finalement à ne pas avoir mal. C’est vrai, j’ai pas mal ! Et puis j’avais qu’à mettre des gants ! Ma mère me le dit toujours quand il fait froid : « Couvre toi bien ! » elle dit toujours.
Ok, ok ! Je t’écouterai la prochaine fois !
Et puis je pousse encore sur mon bras. Je vais pas rester éternellement dans cette position ridicule, la tête sur la glace, à moitié recroquevillé sur le côté !
Je tire, je tire et je pousse, et je retombe une nouvelle fois.
Je pousse, je me tourne. Je me tourne et je vois…
Y’a une voiture pas loin de moi, à une quinzaine de mètres. Qu’est-ce qu’une voiture fabrique là, en plein milieu du désert ! Y’a pas de route !
Et puis c’est quoi cette voiture ! Attend, attend ! Il a pas suffi qu’elle me tombe sur la tête, elle est sur la tête elle aussi ! Je veux dire, elle est sur le capot.
Je me gratte le capot, je me gratte la tête. Et puis je fais le rapprochement avec ma jambe et mon bras : ça doit être un connard qui s’amusait dans la neige à faire des dérapages, je faisais ça aussi avec des copains autrefois. On allait faire les cons sur des parkings à faire des dérapages quand il avait neigé. C’était amusant ! Mais y’a pas de parking de supermarché ici, on est dans un champ glacé ! Qu’elle idée débile de jouer à ça en plein milieu d’un champ glacé ! On est dans un champ ?
On est dans un champ !
Le connard à voulu jouer au con, c’est ça, et il m’a percuté alors que je rentrai tranquillement peinard chez moi ! Je rentrai tranquillement chez moi après avoir passé la matinée avec ma petite amie. Je me souviens, j’imagine, j’étais peinard à rentrer à pieds après avoir baisé, et boum !
Et d’un seul coup je percute ! Il est peut-être blessé le connard de chauffard, ou je sais pas trop quoi ? Alors j’essaie de me relever. Je pousse sur une jambe, je tire sur un bras. Je pousse et je tire, et tant bien que mal je m’approche.
Ce que je découvre est… horrible. Le chauffeur, un jeune en plus, il est écrasé la tête en bas, entre le fauteuil et le volant. Il a le volant encastré dans le ventre, il est fondu avec le tableau de bord.
C’est dégueulasse !
Le chauffeur, sur son visage, il a un rictus stupide de surprise. C’est ça, il est figé par le froid, il est figé dans la surprise, comme si il ne m’avait pas vu, comme s’il ne m’avait pas vu et que tout d’un coup j’apparais devant lui et boum ! Il veut éviter, il braque, il rate, boum, il me rate pas, mais dérapage, puis dérapage, puis tonneaux interminables.
J’ai un haut le coeur !
Y’a un passager aussi à côté de lui, dans ce qui reste. Je contourne par l’avant, tant bien que mal, je contourne et je vais voir. Mais ce que j’y vois est encore pire !
Là, je gerbe. Je m’étale la gueule par terre à gerber pendant une demi-heure. Et j’ai cette image horrible qu’est encore là devant mes yeux les yeux fermés. Les yeux fermés, je gerbe à en pleurer, à avoir plus mal encore à vider de mon ventre ce qui n’y est plus, ce que j’ai déjà envoyé geler sur la neige à moitié englacée.
Alors je ramasse à côté ce que je peux racler de cette neige où j’ai pas gerbé et je me la fourre sur le visage puis dans la bouche pour me calmer. C’est ça, me calmer ! Mais ça ne me fait rien !
Le pauvre mec… jeune aussi… la tête en bas… la tête à dix centimètres du cou… décapité… la tête posée sur la tête, et la tête enguirlandée de la bande de la cassette éjectée de l’autoradio. C’est pour ça qu’y avait plus de techno. Le pauvre mec !
Et y’a encore cette image que je ne peux retirer de mes yeux. Le mec et sa bouteille encore dans la main, au bout d’un bras qui pend dans le vide !
Y’a cette putain d’image !
Alors je crie, je hurle ! Je hurle à m’en faire péter les tympans, à sortir de ma tête cette image dégueulasse…
Puis je me calme enfin. Je me dis qu’après tout il est mort, que là où il est ça ne lui fait plus rien, alors je vais pas me laisser m’emmerder à en faire des cauchemars toutes les nuits toute ma vie. Alors je respire, je respire un bon coup, et je le regarde. Je le regarde, je le fixe de longues secondes, jusqu’à ce que le dégoût disparaisse, que je m’y habitue, que j’en fasse une habitude. Alors je me sens mieux, je ferme les yeux et je n’y vois plus rien. Je respire. Je ferme les yeux et je respire.
Et là j’entends. Je l’entends. J’entends une mélodie ! J’entends une voix qui chantonne. J’entends quelqu’un qui chantonne un peu comme chantonnent les fous. Y’a quelqu’un qui chantonne la chanson qu’on chantonne aux enfants pour les endormir. Ça vient de l’arrière. C’est une fille qui chantonne ça. Elle est assise sur le capot, de l’intérieur, à l’arrière, la tête penchée un peu en arrière.
Par la porte qu’est plus là (elle a dû valser quelque part dans les tonneaux), je m’approche plus près d’elle, je me coule dans la carcasse du véhicule défiguré.
Alors elle se tourne vers moi.
Son côté de visage que je ne voyais pas, et bien il est plus là. Y’a plus rien, y’a plus que l’il et du sang. Y’a même plus de cheveux. Il lui manque la moitié du visage.
Et puis elle me sourit. Elle sourit tendrement. Elle me sourit tendrement en inclinant la tête légèrement. Ses yeux brillent, ses yeux brillent comme l’aurait inspiré… je sais pas, peut-être juste quelque chose comme simplement avoir en face d’elle quelqu’un qui l’aurait aimé ?
Elle sourit tellement tendrement, ses yeux brillent tellement tendrement que les miens se mettent à couler. Elle est belle, elle est étonnement belle, elle est même belle d’une seule moitié. Et je pleure.
Alors je lui souris aussi, je lui souris aussi tendrement. Y’a sa main posée près de moi, alors je lui prends la main. Je serre sa main dans la mienne. Elle est tellement belle, elle a l’air tellement heureuse que je ne peux plus m’empêcher de pleurer. Elle est la plénitude, c’est ça la plénitude.
Elle sait qu’elle va partir, ouais, et ça la fait sourire. Peut-être même qu’elle me prends déjà pour un Dieu qu’elle rencontrerait à la porte de son paradis à elle.
Et puis sa main, sa main dans la mienne, tremble un peu. Alors elle me regarde, elle me regarde plus intensément, elle me regarde tellement intensément que j’ai l’impression qu’elle me dit adieu. Et puis elle a un dernier spasme. Elle a un dernier spasme, la tête en avant, puis la tête en arrière, puis elle s’éteint. Elle s’éteint tout d’un coup, tout d’un coup elle perd son sourire et puis plus rien. Ses yeux brillent encore mais y’a plus rien.
Et moi je reste là. Je reste là, seul, sa main dans la mienne, à pleurer, à pleurer pour elle, pour eux, pour nous. Je reste là à pleurer à maudire l’autre là haut qui les a rappelés, qui a rappelé leur vie d’un coup de baguette magique, à nous, à nous tous, et à son bon vouloir, comme si on lui devait, comme si on lui devait ça, notre vie, notre petite vie à nous après qu’on n’ait même pas eu le temps d’en profiter. A leur vie… à pleurer…
Et puis la nuit vient.
Et puis la nuit est là.
J’ai tellement froid, je suis tellement engourdi, je suis tellement fatigué que je préfère rester là.
Alors je m’endors.
Je m’endors.
(Avant AVC : 1996 – 2002)
(14/05/2023 : image)