Chapitre 7

Ce que les Anges ont de commun avec les Elfes

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L

es Importés voyagent toujours au minimum par deux, au cas où l’un d’entre eux serait victime d’une crise. A vrai dire, je suis le seul des Importés à voyager seul. Cela m’a toujours conféré un certain prestige auprès de mes compatriotes, mais j’aurais préféré que tout soit différent. Je n’ai pas choisi cette solitude, je n’ai tout simplement pas trop supporté mon arrivée ici.
Pour palier à cette dualité, je me suis entouré de Sony et des robots. Et j’ai beaucoup travaillé sur eux, surtout sur Sony, afin d’avoir de la compagnie acceptable (excepté mon robot médecin un peu délirant, mais que j’apprécie tout de même). Mais si vous voulez en savoir plus, sachez que j’ai été enlevé de mon monde à un moment où j’aurai vraiment préféré que l’on m’y laisse.
A vrai dire, je n’ai pas plus apprécié l’époque dans laquelle je vivais, comme vous je suppose, et j’aurai pu donner n’importe quoi pour partir ailleurs et même ici. J’ai toujours été fan de science-fiction, et je n’aurais pas pu désirer mieux que les tests ratés de l’Empire pour m’amener ici. Cependant, alors que toute ma vie terrestre n’avait rien de particulier, l’Empire m’a emmené deux jours trop tôt. Vous voyez, j’ai toujours été secrètement amoureux d’une fille que je croisais souvent. Elle s’appelait Marianne. Je l’ai d’ailleurs déjà évoquée. Si vous faites partie aussi de ceux qui me lisent, alors je vous en ai déjà parlé.
Deux jours après la cinquième expérience temporelle de l’empire, j’avais rendez-vous avez elle. Deux jours, seulement deux. Deux jours et j’aurai su si la personne dont j’étais amoureux depuis une dizaine d’année me vouait les mêmes sentiments, ou si elle n’éprouvait rien du tout. Ne rien savoir n’amène que la frustration. Soyons un peu réaliste : j’ai vécu une vie ordinaire, fait des études, je suis tombé amoureux d’une fille avec laquelle je n’ai échangé que des regards ambigus, et au seul moment où j’avais une chance de lui parler, l’Empire m’a enlevé. Cela est un détail suffisant pour expliquer ma haine de l’Empire, ou du moins de l’Empereur et de ceux qui ont mené à bien, ou plutôt raté, ces expériences temporelles. Je suis le fruit d’un gigantesque malentendu. Je ne déverserai pas ici ma haine envers l’Empire, ni ma haine envers la Fédération qui était au courant de ces expérimentations et qui aurait pu intervenir, ou tout au moins nous accueillir. Je voudrais seulement que, si vous la rencontriez elle, Marianne, vous lui fassiez part de mon éternel regret et de mon éternel attachement à son visage, son regard profond, son sourire, sa voix, ses chansons… elle.

Tout cela explique pourquoi j’ai préféré la solitude de mon vaisseau et de l’espace, tout cela explique mon indépendance dont je suis si fier, tout cela explique pourquoi je me suis entouré de Sony, du meilleur vaisseau, et des meilleurs robots possibles dans cet univers où j’ai dû l’oublier elle, mon rêve.
Vous pourrez me dire que tout cela n’est plus important maintenant. Vous auriez sans doute raison. Mais moi, je n’ai rien d’autre, rien d’autre que ces souvenirs que je n’oublierais jamais. Jamais, vous comprenez ? Alors ma solitude a toujours été ma force, et m’a toujours permis de remplir tous mes contrats, malgré les crises, sans doute par chance, sans aucun doute grâce à Sony que j’ai moi-même programmé, les robots bien qu’idiots qui m’entourent, mais aussi grâce à tous les amis que je me suis fait à travers cet Espace si grand. J’ai maintenant des amis, oui, ceux pour qui j’ai exécuté des contrats, ceux qui m’ont aidé à les accomplir, ceux que j’ai épargnés ou que j’ai aidés. Mais j’ai surtout serré la main de mon propre descendant aux derniers moments de sa vie, lors de son dernier souffle.

Si j’ai eu un descendant, c’est que j’ai eu un enfant. Ce qui caractérise aussi ma solitude, c’est qu’un jour où j’avais bien trop fait la fête pour me rappeler quoi que ce soit, j’ai mis en route ma descendance, et je n’en ai aucune mémoire.
Trop de vies ont été vécues depuis. Mon descendant ne se rappelait pas grand-chose de ce passé, si ce n’est que la femme à qui j’ai fait cet enfant dont il est devenu le descendant direct m’a aimé. C’est peu, c’est frustrant. Cela ne m’a jamais suffit et j’ai toujours voulu en savoir plus, et si c’était impossible alors me jeter dans des contrats difficiles que personne ne voulait signer me suffisait à m’éloigner de ces pensées. C’était ma façon de m’accrocher, de m’approcher de l’inconnu de mon existence.
Après avoir déliré très longtemps sur ma descendance, et mon descendant qui m’a offert tout ce qu’il possédait avant de quitter cette vie, tout ce que j’ai compris c’est qu’à sa place j’aurais fait la même chose.
Mon vaisseau est aujourd’hui ma famille, ma vie, et mon ami. Mes compatriotes Importés sont aussi ma famille. Je sais que je ne suis pas si proche d’eux comme ils le sont entre eux, mais ils me reconnaissent comme l’un d’eux.

Ces pensées s’évanouissent lorsque le robot médecin me laisse devant la porte du hangar. Seules l’image de Marianne et de mon descendant flottent un instant dans mon esprit, au point qu’à chaque fois je suis impressionné par leur ressemblance, ressemblance refoulée et définitivement rejetée dans le domaine du hasard, et d’un coup j’oublie tout et je reviens à la réalité. La porte bariolée de jaune et de noir est le dernier obstacle et ce que l’humanité n’a rencontré sans doute qu’une fois, qu’elle a voulu faire disparaître ou me la laisser la protéger est juste derrière : mon Elfe et quelques uns de ses congénères encore en hibernation.

Je prends une profonde inspiration avant d’ouvrir la porte. L’Elfe, toujours sur son perchoir, me fait des yeux ronds en me voyant apparaître, puis se tourne vers les deux robots qui la gardent. Ils me regardent aussi. Elle s’est rendu compte depuis le début que les robots n’étaient que ce qu’ils sont : des machines. Ainsi elle comprend qui je suis : leur maître.
D’un bond extraordinaire elle se retrouve en face de moi, m’adresse un grand sourire tendre et me saute dans les bras. Elle s’accroche à mon cou et noue ses jambes autour de moi, et dans le mouvement, je tombe en arrière. Il ne faut que quelques dixièmes de secondes pour que les robots gardes amortissent notre chute, me relèvent et m’accompagnent doucement tomber à genoux. C’est étrange, ce moment semble durer indéfiniment. L’Elfe reste collé à moi, et le robot médecin m’adresse son sourire idiot habituel. L’Elfe se met à parler un langage étrange en enfouissant son visage contre le mien et en me serrant dans ses bras. Elle ne cesse de parler comme si je la comprenais, et elle me sert contre elle comme si je la connaissais. Je comprends qu’elle pleure lorsque ses larmes mouillent ma joue, et pourtant elle continue de débiter des paroles incompréhensibles. Alors je sert sa tête contre la mienne et lui caresse lentement les cheveux. Elle finit par se calmer et ne plus parler, mais je l’entends encore longtemps pleurer en silence, chacune de ses larmes m’entraînant moi aussi dans son profond désespoir.

Vous savez ce que les Elfes ont de commun avec les Hommes ? Ils pleurent comme eux, simplement. Quant à savoir ce qu’ils ont de commun avec les Anges, il vous faudra encore attendre un peu.

Plus d’une demi heure se passe ainsi : l’Elfe accroché à moi, moi encore faible, à genoux, et les robots gardes me soutenant pour ne pas que je tombe. Je pense que le soleil se couche sur notre veille terre, et je le vois se noyer dans l’océan. Je suis assis seul sur une plage et les vagues viennent caresser mes pieds. Je suis triste, très triste, des larmes coulent de mes yeux sans que je n’en ais réellement conscience.
Je sorts de mon délire lorsque l’Elfe s’écarte de moi, s’essuie le visage d’un revers de la main, se dresse sur ses frêles petites jambes et retourne prés des caissons d’hibernation. Elle s’assit sur le sien, se tourne vers moi et me regarde tristement. Alors je me lève moi aussi et je la rejoins.

D’un simple geste les robots comprennent qu’ils doivent rester sur place. Ils me laissent m’approcher de l’Elfe et des caissons. L’Elfe me regarde toujours et franchement, je peux vous dire qu’on ne peut pas être indifférent à un tel regard. Je ne l’ais pas encore dit, mais j’aurais pu le dire plus tôt : l’Elfe est belle. Elle est réellement belle, très belle. Son regard a le pouvoir de vous hypnotiser et de vous retourner comme une crêpe. L’Elfe est belle, très belle. J’aimerai être un Elfe moi aussi, et pouvoir ainsi tomber amoureux d’elle. Debout devant elle, je me rends compte que je ne tourne pas très rond et je m’écarte de son regard. Pourtant, je n’ai jamais ressenti pareil sentiment d’attirance, sauf peut-être sur Terre, avec Marianne. Marianne avait les yeux noirs profonds, mon Elfe a les yeux bleus gris. Autant je pouvais me perdre dans la profondeur du regard de Marianne, autant j’ai l’impression de me noyer dans celui de l’Elfe. Je ne sais pas si vous avez déjà vu des yeux bleus gris, mais c’est quelque chose d’extraordinaire, surtout quand le visage qui les possède est si fin, si clair, si fragile.

L’Elfe m’observe pendant que je fais le tour des quatre autres caissons. Je balaye de la main le givre qui recouvre chacun des cinq panneaux de commandes, mais seul celui de mon Elfe possède cette inscription : S.A.B. Je ne pense pas que cela soit son nom, mais je ne vois pas ce que cela signifie. Alors, puisqu’il faut bien lui donner un nom, je l’appellerai Sab. Longtemps dans cet univers, ce nom restera gravé dans les mémoires. Il existe un musée sur Barnard Star où sont rassemblées des représentations de Sab et de ces quatre protecteurs. Des poètes et des chants l’honorent comme on a honoré tous les grands hommes et femmes qui ont laissé leur trace depuis l’exploration de notre univers.
Curieusement, on ne me voit que sur une seule représentation : Sab se dresse fièrement équipée de son arc et de ses flèches, entourée de ses quatre protecteurs sur un fond de plage, d’océan et de soleil couchant. Je ne suis qu’une ombre sur la droite, on ne voit qu’un être les bras écartés, regardant le ciel.
Une seule autre représentation de moi et de l’Elfe existe. Charles Elija-As-Bah troisième de son nom conserve cette image sur le mur de sa propre chambre. Longtemps dans l’avenir il se souviendra de cette image. Longtemps.

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