Chapitre 10

Ce que les Anges ont de commun avec les Elfes

Chapitre 9Chapitre 11
J

e ne sais si vous pouvez vous imaginer ce que sont les moments qui suivent la fin d’un combat. Cela a quelque chose de romantique autant que de tragique. La tension extrême de l’atmosphère se relâche soudain pour laisser place à un flottement indescriptible. La concentration qu’a nécessité l’effort au point de pousser certains à la folie laisse place à la paix de l’esprit. Tout, de l’univers et de l’homme, semble figé quelques secondes dans le vide. Aucune pensée ne naît, aucun objet ne paraît vouloir se mouvoir. Puis, une vague de calme déferle sur le monde, sur chacun, et la vie reprend doucement. Du noir de l’espace vient scintiller les étoiles, les soleils se remettent à briller et vous éblouir, les planètes reprennent leurs rotations imperturbables autour des astres… et l’Homme reprend sa respiration. Seul l’amour peut provoquer ce genre d’empathie.

Dans l’inter-com, les cris pendant le combat ont laissé place au silence radio où seuls crépitent quelques parasites. Puis, au fur et à mesure que la tension se relâche, on entend quelques paroles timides d’abord, puis des appels à l’aide, des gémissements de blessés, des ordres de chefs d’escadrilles réclamant que chacun reprenne son sang froid, et enfin des rapports sur les pertes. C’est une armée soudée d’hommes dont se battre ou défendre est la seule raison de vivre. C’est ce qu’ils font, c’est ce pour quoi ils sont nés et c’est en cela que réside leur destin. Cela a quelque chose de rassurant. Mais si l’on se dit que la mort de tout homme dans cet univers ne pourrait entraver la danse des étoiles, on comprend que c’est dans cette harmonie que réside la cruauté du monde… ou sa beauté. Car n’est-ce pas beau de savoir que le monde peut vivre sans nous et le temps continuer de s’écouler après notre départ pour le dernier voyage, notre mort ? N’est-ce pas ainsi que s’exprime l’infini ? Et n’est-ce pas ainsi que chacun d’entre nous envisage l’amour véritable ? Ne veux-t-on pas qu’il n’ait jamais de fin ? Ainsi, chaque homme ayant eu à vivre un combat suivi de ces moments de doutes où le temps s’arrête peut prétendre comprendre pourquoi l’amour n’est pas si différent de cela.

Mais la dure réalité refait toujours surface.

* * *

Extrait de l’œuvre de Yann Freeman : A la poursuite du Pécheur. « Le Cardinal, accompagné de ses douze Apôtres, poursuivait le Pécheur. Le chemin ne fut pas si facile. Aussi, il dut essuyer beaucoup de pertes lors des combats d’Olsoex. En fait, il resta le seul à pouvoir appliquer la Grâce de Dieu. Sa rage était suffisante pour l’entraîner aussi loin. Le Pécheur, comme l’univers entier, ne savait pas encore où cela les mènerait. »

* * *

Est-ce que vous savez que je ne sais pas trop où j’en suis ? Est-ce que vous savez que le général Wallen Al-Baz ne le sait pas plus ? Aucun de nous deux ne sait qui est le Cardinal « qui n’a pas de nom ». D’ailleurs, aucun de nous deux ne sait qu’il est Cardinal. Peu de personnes dans cet univers et à cette époque ne le savent. Et pour en rajouter une couche, aucun de nous ne sait que c’est un Cardinal qui commandait la flotte des vaisseaux noirs, et encore moins qu’il les appelait les Apôtres.

Tout ce que je sais, c’est qu’un vaisseau étrange m’a attaqué. Tout ce que je sais, c’est que j’ai eu beaucoup de chance d’échapper à ses griffes. Tout ce que je sais, c’est que dix autres vaisseaux du même genre se sont opposés à une partie de la flotte du général peu de temps après que celui-ci m’ait suivi, intentionnellement ou non.

Tout ce que le général sait, c’est ce que lui a dit le Conseil : douze vaisseaux avaient été repérés dans le secteur [-14,-3] par un transporteur minier, que l’un d’entre eux avait été détruit après avoir suivi un autre inconnu dans le système Ioaso. Tout ce que son expérience récente a ajouté à ce qu’il sait, c’est qu’en pénétrant dans ce système il a vu disparaître les six croiseurs qui l’accompagnaient en un éclair, qu’il a juste réussi à en réchapper, et qu’avec encore énormément de chance il a pu détruire les dix vaisseaux étranges qui l’on suivit jusqu’à sa retraite dans le système Olsoex. Par contre, il ne sait pas qui est et où est le mystérieux vaisseau qui a détruit le premier Apôtre. Mais en cet instant, c’est le moindre de ses soucis.

Je sais une chose qu’Al-Baz ne sait pas : c’est que les vaisseaux inconnus, les Apôtres comme on les appellera plus tard, en veulent à mon Elfe, mes Elfes. C’est presque une certitude.
ce que le général sait et je ne sais pas : c’est les apôtres étaient douze, d’après conseil de la fédération. une autre chose qu’al-baz suis caché non loin lui.
Ce que le général sait aussi que je ne sais pas : c’est que le Cardinal ne s’est pas confronté à lui, qu’il n’a pas suivi les dix Apôtres dans le combat d’Olsoex.

Chacun de nous deux se pose des questions. L’univers est ainsi rempli d’interrogations, mais peu souvent celles-ci sont si capitales. Ce que l’Homme sait, c’est que ces moments sont toujours critiques.
Ce que je sais, c’est que je suis dans la merde. Ce qu’Al-Baz sait, c’est qu’il est dans la merde.

* * *

J’ai un gros problème : moi qui croyais pouvoir me planquer histoire de faire le point, je me retrouve coincé sur un bloc de glace de 10 kilomètres de long dans les anneaux orbitant autour de « A,B1c », avec des forces de la Fédération qui m’ont suivis – je l’espère – par hasard, dans le même système. Et ensuite, l’irruption de dix vaisseaux semblables en tous points à celui qui m’en voulait on ne sait pourquoi. Et le combat qui vient d’être mené… Ma tête tourne !
A cause de tout cela, je suis certain que la Marine occupera le terrain un bon moment, histoire de récupérer ses rescapés, d’enquêter sur les restes des vaisseaux noirs identiques à celui qui m’a attaqué sur Ioaso, avec débarquement de forces spéciales, de renforts de troupes militaires, de laboratoires de recherche, et j’en passe. Ils finiront par quadriller tout le terrain et nous retrouver.
Une chose m’inquiète particulièrement : je ne comprends pas pourquoi un croiseur de la troisième flotte se promène seul ici sans ses six jumeaux. Il doit y avoir une bonne raison. Alors est-ce que cette raison c’est moi et mes Elfes ou l’armée de vaisseaux noirs inconnus ? Il n’est pas dans les habitudes des flottes de la Fédération de disséminer leur force de frappe. Ils restent généralement groupés. Je peux comprendre que quelqu’un, un pirate peut-être à la solde de je ne sais qui, ait voulu mettre un terme à mon contrat. Mais dix autres vaisseaux identiques à celui qui m’a attaqué se sont fait détruire ici. Alors soit quelque chose d’énorme se déploie autour de mes Elfes, soit une guerre dont je ne connais pas les méchants, les tenants et les aboutissants, est en train de se dérouler et je serais tombé dedans par hasard. Sony, bien qu’elle puisse faire des milliards de calculs de probabilités en une seule seconde, n’a aucun scénario valable à me proposer. En tout cas, ce que je sais, c’est que je ne laisserai personne approcher mon Elfe, mes Elfes.

Cette dernière pensée me laisse perplexe. Pourquoi je ressens tellement le besoin de la protéger ?

* * *

Le général Al-Baz a un gros problème : il doit récupérer tous ses vaisseaux endommagés, prévenir la Fédération de la situation et lui demander d’envoyer des renforts et des unités spéciales à mêmes de mener au mieux les recherches qui s’imposent sur les étranges vaisseaux noirs, garder le terrain, et poursuivre le dernier Apôtre. Il a au moins cette chance par rapport à moi, c’est de savoir qu’il n’en reste qu’un. Enfin, d’après les informations fournies par le Conseil… Peut-être y en a-t-il d’autres, et comme il est relativement méfiant, il préfère ne pas laisser de côté cette possibilité… Après tout, il ne sait pas et ne peux pour l’instant pas le savoir avec le peu de moyens qu’il lui reste : seules ses frégates sont capables d’effectuer des TN indépendamment du croiseur, mais leur rayon d’action n’est pas assez large pour couvrir tous les systèmes du secteur [-14,-3] et ses cadrans contigus. Peu de marge de manœuvre donc, tout au moins tant qu’il n’a pas de renforts.
Sur 30 frégates, 11 ont été détruites, 9 ont été endommagées, par les Sub-L ou en entrant elles-mêmes en collisions suite à la débâcle de la sortie du croiseur. Pour les mêmes raisons, il reste une quarantaine de corvettes en état, et au moins 80 chasseurs. C’est peu si il doit de nouveau se trouver confronté à plusieurs vaisseaux noirs à la fois, tellement leur force de frappe semble importante (je vous l’ai dit, les Sub-L c’est pas gratos) et leurs réactions si rapides. Il sait qu’il a de la chance d’avoir échappé à leur entrée dans le système. Faire sortir toutes ses troupes des soutes du croiseur dés que ce fut possible, même s’il savait que ce serait le bordel et qu’il y aurait des dégâts, a été une bonne initiative. Bien sûr, cela a provoqué des pertes, mais quand on est général, il faut savoir prendre des décisions de ce genre et admettre qu’on y laissera des plumes.

Al-Baz choisit deux frégates à canons ioniques auxquelles il arrime à chacune deux chasseurs et deux corvettes pour les protéger au cas où (ceci dit, face aux vaisseaux noirs elles n’iraient pas bien loin), puis les envoies en direction des avants postes militaires de la Fédération. De là, il pourra alerter Alpha et le Conseil.
Il en choisit deux autres, pareillement équipées, en direction d’Iosao, juste pour voir. C’est une mission suicide, le vaisseau noir restant est trop puissant face à elles, mais il doit savoir ce qui se passe là bas. Il leur donne l’ordre de décélérer juste suffisamment à leur arrivée pour scanner l’espace et rentrer de suite sans engager le combat, afin de rendre compte, sauf s’ils ne trouvent rien. Dans ce cas, il leur demande de patrouiller quelques heures puis de rentrer faire leur rapport.
Il place ensuite le reste de ses troupes autour du croiseur pour le protéger. Et, à l’aide des vingt petits véhicules de maintenances et de réparations monoplaces qui sont en fait de gros exosquelettes munis de gros bras, il ordonne d’aller récupérer les vaisseaux endommagés incapables de rentrer d’eux-mêmes dans les soutes du croiseur. Mais, et c’est le plus important, il leur demande de ramener les plus gros restes des vaisseaux noirs afin de ne pas les laisser à la dérive et se faire prendre dans l’attraction des 3 soleils ou des multiples planètes.
Il se dit qu’il ne peut pas faire grand-chose d’autre.

Voilà, Al-Baz et moi sommes dans la merde. J’espère que vous avez saisi notre situation.

* * *

P n’aurait jamais été si fou de plonger directement dans le système Ioaso sans savoir à quoi il aurait été confronté. Dans ce genre de mission, il est préférable de se la jouer comme un espion, c’est-à-dire glaner un maximum de renseignements avant d’aller jeter un œil par soi même. Son Roi lui a donné tout pouvoir, et il a assez de talent, de contacts au sein de la Fédération, et de couvertures pour s’infiltrer et commencer à recueillir des informations. Le meilleur moyen est encore d’aller directement sur Sol 4, Mars, en se faisant passer pour un commerçant inter-monde ordinaire. Mars est la deuxième capitale planétaire de Sol. Les très lointains combats qui ont opposés la première colonie martienne à la Terre pour réclamer son indépendance il y a plus de mille ans avant l’exploration de l’Univers ont laissé chez les martiens de pure souche (ceux qui sont nés là bas), une certaine forme de dédain envers les terriens. Ils sont donc plus facilement manipulables, et souvent un peu (beaucoup) d’alcool au fond d’un bar louche fréquenté par des militaires martiens suffit largement à leur soutirer des informations intéressantes sur les mouvements des troupes et leurs derniers rapports. Si il n’y découvre rien, il s’orientera vers la Ligue des marchands, et au pire vers les pirates. P « le déménageur » arrive sur Mars à peu prés au même moment où la flotte du général Wallen Al-Baz rencontre les fameux onze vaisseaux du Cardinal « qui n’a pas de nom ». Il avait moins de distance à parcourir. P ne connaît pas non plus le Cardinal, personne ne le connaît… à part ses fidèles, le Pape-Imam, et quelques autres… Il le rencontrera aussi.

* * *

J’ai vu partir les deux escadrilles de frégates, chacune dans une direction opposée. D’après les calculs de Sony sur les rayons de leur trou noir, la direction des sauts et la masse des vaisseaux, une repart vers Sol et l’autre vers Ioaso. Je ne comprends pas trop le choix de la destination de cette dernière, et je demande à Sony de me repasser les enregistrements de l’arrivée du croiseur. Avant le combat, j’aurai dû lui demander de me calculer le point de départ de son saut, mais à vrai dire j’étais trop occupée avec mon Elfe.
Réponse de Sony : « Ioaso ». Curieux que le croiseur vienne de là bas pour se perdre avec moi si ce n’est le fruit d’un pur hasard, qu’il y ait ce combat bref, et que deux frégates y retournent. A moins qu’il s’y soit passé quelque chose. Je continue à me persuader qu’on en veut à mon Elfe et que mon destin sera de la protéger.
Mon Elfe.
Ma belle Elfe.

Dans cette atmosphère un peu fébrile où j’observe sur mes écrans de contrôle le mouvement des troupes d’Al-Baz, Sab me fixe constamment de son doux regard bleu et gris. Je sais pourquoi elle évoque pour moi l’océan et le ciel. Je sais pourquoi j’ai tellement envie de retrouver mon chez-moi sur Lee dans le système Epsilon Indi, ma maison au bord de la plage où je passe si peu de vacances, l’été y étant tellement court. C’est à cause de la couleur de ses yeux.
Assise dans le coin du mur sur le petit lit, Sab tortille nonchalamment ses cheveux d’un doigt, la tête inclinée sur un côté, et lorsque je me tourne vers elle, son visage s’éclaire et je vois naître doucement un sourire. Je ne sais que faire d’autre que lui montrer qu’il faut continuer à garder le silence, puis je retourne à mes écrans, une étrange légèreté pénétrant mon esprit. Curieusement, je suis calme, alors que la situation mériterait que je m’inquiète. J’ai comme la certitude que tout va bien se passer, que je saurais ce qu’il faudra faire au moment précis où il faudra agir.
Sony ne cesse d’afficher des rapports et d’examiner les différentes situations futures possibles, mais rien ne convient. Je crois qu’il va nous falloir passer quelques jours ici, et cela ne me dérange pas ! J’ai pourtant d’habitude la bougeotte. Est-ce la présence de l’Elfe ?

Pendant des heures ainsi, j’observe les mouvements des troupes de la Fédération. Les deux frégates lancées en reconnaissance par Al-Baz finissent par revenir, je ne peux capter leurs échanges encodés avec le croiseur, mais à leur lente décélération j’estime qu’ils n’ont rien trouvé. Pendant ce temps là, les véhicules endommagés ont été ramenés dans les soutes du croiseur, ainsi que la majorité des restes des vaisseaux noirs. Il reste encore quantités de morceaux d’épaves, et les monoplaces de maintenances doivent de plus en plus parcourir de chemin pour les ramener. L’attraction des trois soleils et des planètes produit leur effet.
Je suppose que pendant quelques temps il ne se passera rien de plus, jusqu’à l’arrivée des renforts de la Fédération. Alors je décide de les mettre à profit à dormir un peu. Je préviens Sony de me réveiller à la moindre alerte, puis je m’allonge sur le sol pour me reposer et laisser le petit lit à mon Elfe. Mais je n’ai pas si tôt fermé les yeux qu’elle me tire par un bras et me force à la rejoindre prés d’elle. Elle se cale toute frêle contre la cloison et me laisse de quoi m’allonger sur le côté. Je lui tourne le dos, et encore une fois je sens son souffle léger dans mon cou. Elle s’accroche à moi en m’entourant d’un bras, puis nous nous endormons.
L’espace est un havre de paix… parfois.

* * *

Je me réveille de moi-même quelques six heures après, avec peut-être en tête une idée de génie. Je suis surpris que Sab a encore posée sa tête sur mon épaule, et je la repousse doucement pour ne pas l’éveiller.
Je quitte le lit sans faire de bruit, puis m’intéresse aux écrans de contrôle : la situation n’a pas encore évoluée du côté de la flotte de la Fédération. Je vais donc peut-être pouvoir mettre à profit ma petite idée. Je demande donc un rapport à Sony sur le gigantesque glaçon sur lequel nous nous sommes posés, en prenant garde que des congères et une crevasse assez profonde nous protège des corps en orbite toujours en mouvement les uns par rapport aux autres. C’est un danger qui aurait pu générer plus de dégâts sur mon vaisseau étant donné que j’ai dû couper les boucliers pour ne pas être repéré, mais tout va bien. Seuls quelques petits aérolites viennent percuter la coque du vaisseau dans un bruit sourd répercuté par le métal particulier dont elle est composée.
Un point plus précis de l’analyse m’indique que tous les blocs des anneaux sont du même type : de l’eau, de simples glaçons. Alors ma petite idée est peut-être jouable : quelque chose qui n’a été tenté que rarement, mais qui a quelques fois réussi. C’est déjà un moindre espoir…
Mais avant, je passe faire un tour aux toilettes, j’ai trop envie de faire pipi. Désolé !

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