Elle s’oublie

Elle s'oublieJ’ai entendu dire il y a pas très longtemps que le nombre de suicides chez les jeunes était de plus en plus alarmant. Quelques jours plus tard, on en parlait même à la télé. La télé…
Un présentateur tout ce qu’il y a de sympathique, d’un journal tout ce qu’il y a de banal, déclarait ça d’un air grave, d’un air de circonstance, d’un air professionnel, puis laissait place à un reportage, puis à deux interviews, puis à un autre sujet, en l’occurrence aux grèves de bus dans les grandes villes, avec un air tout a fait indifférent, presque sans air du tout. Il aurait parlé de la récolte des clous de girofle au Zanzibar que ça aurait été pareil !

Y’a des trucs comme ça qui sont ainsi, qui sont là, qui existent, et dont on finit toujours par s’étonner du jour au lendemain, pendant une semaine, pendant un mois peut-être, jusqu’à les oublier, qui apparaissent sous le coup d’un fait divers, d’une histoire abracadabrante, ou comme ça, comme rien, pour rien, parce qu’il y a quelqu’un qui a crié un peu plus que les autres dans le brouhaha général, ou qui a mis les pieds dans un truc tellement évident que tout le monde s’est retrouvé le cul par terre ! Alors on en fait des Unes de journaux, on en fait du fric quoi, et puis… et pour finir pas grand chose.

Le reportage nous montrait des mines de petits étudiants malheureux qui s’ennuyaient à la fac à en mourir, à en mourir vraiment d’après eux, puis des jeunes chômeurs, la crainte de l’avenir, le chômage, aucun revenu, aucune place dans la société, etc… baratin perpétuel, phrases toutes faites, trop entendues…
Puis venait la première interview, celle d’une adolescente. On la voyait parler le visage voilé, comme si elle voulait pas qu’on la reconnaisse, comme si elle avait honte de ce qu’elle avait fait. Mais pas grand chose à dire la fille : « J’étais malheureuse, je savais plus où j’en étais… ». Elle avait essayé et elle avait raté. Quoi en dire ?
Ensuite, comme d’habitude, on nous présentait l’avis d’un spécialiste, un psy. Je passerai sur les avis de spécialistes : globalement, comme les autres il avait pas grand chose à dire, si ce n’est que ça fait un bon bout de temps que le suicide chez les jeunes ça existe, qu’il faut faire quelque chose, et des grandes phrases difficiles à suivre, d’ailleurs perpétuellement coupées avant terme par le journaliste qui s’impatientait qu’on n’en vienne pas à l’essentiel : le pourquoi, le comment, le comment du pourquoi, ou peut-être même le pourquoi du comment.
C’était un matin.

C’était un matin habituel, un matin… C’était un matin. J’ai pas grand chose à dire sur ce genre de matins non plus. Tout le monde connaît ça : on se lève la tête dans le cul pour aller bosser, on a pas trop envie d’y aller mais il le faut, puis la journée passe, comme les autres, sans surprise, morne… et on rentre le soir, et c’est pareil.

Ces matins là, on se retrouve devant l’arrêt de bus à attendre quand on n’a pas la chance d’avoir une bagnole. Il fait encore nuit. Il fait froid. On se blottit tant bien que mal dans ce qu’on a à se mettre mais ça suffit pas. Puis comme c’est la grève des bus, parce que ces connards sont en grève, parce que plutôt que de nous laisser l’utiliser gratuitement et emmerder la direction ils préfèrent nous emmerder nous à nous en faire passer un toutes les heures, on se retrouve à cinquante à l’attendre, à s’emmerder, à se demander quand il va arriver. Y’en a toujours un ou deux pour s’indigner, deux autres qui se connaissent vaguement et qui se mettent à papoter en chuchotant faute de pouvoir faire autrement parce que finalement ils n’ont rien à se dire et qu’en temps normal ils se seraient juste adressés un signe de main puis se seraient évités, puis y’a les imperturbables pessimistes qui ne cessent de déclarer qu’il passera pas et qu’il faudra y aller à pied…
Puis le bus arrive, et les imperturbables se retrouvent comme des cons. On se bouscule pour pénétrer dans le véhicule, pour s’y faire sa place au soleil, et on se retrouve coincé comme des sardines, tout le monde ennuyé, chacun la tête baissée observant ses pieds.

Deux kilomètres plus loin, t’en peux plus, tu suffoques, crise de parano, crise de claustro, crise de spasme, t’as des sueurs froides et tu préfères descendre.
Alors tu marches, tu prends le chemin de la fac, tu sais que t’en as pour trois quarts d’heures mais tu y es obligé. T’y vas à pied.

Tu marches. Tu marches.
T’as froid.
Alors tu penses. Tu penses et ce à quoi tu penses, tu trouves jamais ça très gai.

Puis tu y arrives.

Puis t’es là, toute la journée, à te forcer à écouter des profs qu’en ont rien à foutre te baratiner des conneries que tu comprends même pas même si tu te forces à travailler. T’es là, agglutinée avec les autres dans un amphi de 600, le cul sur un siège plus petit que la cuvette de tes chiottes à chercher à croiser un regard, quelque chose, une mine sympathique, une mine connue, mais tu connais personne. Puis t’en as ta claque parce que t’entends rien de ce que raconte le prof dans le brouhaha continuel avec le bordel que foutent les connards du fond de l’amphi, les mêmes qui font le bordel tous les soirs pas loin de chez toi et qui t’empêchent joyeusement de t’endormir. Alors tu l’excuses ton prof, tu l’excuses car tu le comprends. Tu sais qu’il ne s’évertue plus depuis longtemps à essayer d’imposer le silence, qu’il a décidé un jour que ça ne servait à rien, qu’il valait mieux faire son boulot sans se poser de questions, sans se soucier des autres, pourvu que finalement, à la fin du mois, on touche son fric et qu’on puisse terminer sa vie comme ça, parce que des cons il y en a à toutes les époques, de tous les âges, et que précisément ceux là, ceux du fond de l’amphi, y’en aura toujours. Même que tu les envies.

Et puis c’est la fin des cours. Et puis il est déjà six heures. Tu sors de l’amphi et il fait déjà nuit. Alors tu suis les autres, tu te diriges comme eux vers la sortie. Et t’es là, t’attends. Avec les autres, t’attends, et c’est la même chose : tu scrutes de l’oreille chaque chuchotement et c’est pareil, les mêmes conversations, et puis les mêmes gens qui te ressemblent, qui se tiennent debout les yeux baissés à observer pensivement leurs pieds.
Et t’étouffes encore, invariablement. Invariablement, dans ces situations là, t’étouffes. Alors tu décides de marcher. Tu prends le chemin du retour, le même chemin que d’habitude. Et tu marches, tu marches, et tu penses. Et tu penses tellement que t’arrives même plus à t’arrêter de penser.

Et puis t’es chez toi, le calme, enfin, le repos, même si ce n’est qu’une apparence.

Tu poses ton sac, tu t’allonges sur ton lit, les mains derrière la tête, dans le silence de ta tête, parce que le vrai silence il existe pas, et surtout pas dans le genre d’endroit où tu vis. Parce que tu vis dans une résidence d’étudiants, dans ce genre d’endroit où on dit qu’on passe les meilleurs moments de nos vies, même si tu n’y crois pas trop, même si tu crois que ce n’est qu’un « on dit ». Tu penses qu’un jour aussi tu raconteras ça à tes enfants, que tu enjoliveras tes souvenirs des souvenirs des autres et que tu les multiplieras indéfiniment à les imaginer encore meilleurs, histoire d’avoir toi aussi ton histoire, et parce qu’il te faudra bien ça, ça aussi, histoire aussi que ça t’aide un peu à continuer.
Tu t’arracherais bien les cheveux, hein ? T’en as marre, alors tu frottes ton visage énergiquement de tes mains, tu veux te bouger, alors tu te lèves. Tu veux t’occuper à quelque chose, sortir un cours à bosser, n’importe quoi, pourvu que ça t’occupe. Mais ça marche pas. Alors tu fais un peu de ménage, mais y’a pas de ménage à faire ; Tu fais le ménage tous les jours, tu le fais tellement souvent qu’il y a rien à nettoyer, même pas la vaisselle.
Et puis tu te rends compte qu’il est l’heure de bouffer. Machinalement, tu regardes dans ton frigo, mais t’as envie de rien. T’as même pas faim. T’as même pas faim, mais tu sais qu’il faut pourtant bouffer. Alors, dans le placard à côté, tu sors une boîte de conserve. Tu l’ouvres, d’un geste lent tu l’ouvres. Puis tu la vides dans une casserole. Puis t’es là, une fourchette dans la main, à touiller, touiller, touiller en pensant, en pensant tellement que t’en as oublié d’allumer la plaque chauffante.
Alors tu laisses tomber.

Tu t’assoies, les bras ballants, la tête pendante, sur une chaise, à oublier, à ne plus penser, à oublier de penser. T’es dans le vide, dans le néant, t’es nulle part.

Tu sorts de ta léthargie tu ne sais pas quand, mais finalement comme d’habitude, toujours au même moment, à ce moment caractéristique où t’éveilles ces bruits caractéristiques. Tu reconnais ces bruits, des bruits de pas de l’étage du dessus. Tu reconnais une porte ouverte, celle de l’escalier, des pas dans l’escalier, puis la porte de ton étage. C’est elle, tu ne l’as jamais vue, mais tu connais son pas, sa voix. Elle traverse le couloir, l’espace d’une seconde elle passe devant chez toi, puis elle s’arrête. Elle s’arrête à l’appartement suivant. T’entends qu’on frappe légèrement, tendrement, puis qu’on ouvre. T’entends des éclats de voix, vaguement, puis t’entends plus rien.
Là, tu sais. Tu sais ce qui va se passer, comme le reste…
Fébrilement, tu ne voudrais même pas entendre. Mais tes murs sont tellement peu épais, t’es tellement fébrile, t’es tellement sensible aux sons que t’entends tout. C’est la même chose, c’est toujours la même chose.
C’est d’abord le silence, un peu, pendant un certain temps, un temps indéterminable où ailleurs la vie se révèle à tes oreilles, la vie des autres, pas seulement celle de ce voisin. Puis c’est les gémissements, les gémissements imperturbables, interminables, interminablement croissants. Puis c’est le lit, les bruits du lit, le lit d’à côté qui bouge, qui bouge tellement qu’il heurte le mur à chaque à-coup, à chaque coup de boutoir que t’imagines, comme un rut animal, comme un lit qui cogne un mur, qui le frappe. Puis les gémissements se transforment en cris, emplissent ta tête, emplissent tellement ta tête que tes larmes en coulent, leurs cris mêlés aux tiens. Alors tu y es, t’es là où t’en arrives toujours. T’as envie de hurler ta solitude pendant que l’autre hurle sa jouissance d’une vie à deux, d’une vie d’amour, ce que t’as jamais eu et ce que t’auras jamais, ce qu’on t’offrira jamais, ce que toi tu fais de ta main sous ta douche et dont tu as honte, mais ce dont tu ne peux t’empêcher parce que c’est un besoin que, comme tout le monde, tu dois satisfaire. Et t’as les larmes aux yeux encore plus, le désespoir. C’est ce sentiment si lourd à porter que tu n’arrives à repousser. C’est ce sentiment qui t’envahit. Il est là, il est trop là, insupportablement là à ne pouvoir t’en soustraire, à encore t’étouffer.
Et cette fois c’est trop, c’est encore trop, c’est encore plus trop. T’as beau sentir que c’est vraiment trop et qu’il va falloir faire quelque chose, t’y arrives pas. C’est vraiment trop. Ça hurle au fond de ta tête, t’as même plus de tête parce que c’est trop là. T’es un désespoir, t’es une déprime ambulante. Tu n’es plus que ça, t’es plus qu’un désespoir ambulant.
Alors il faut que tu bouges. Tu te lèves, tu veux encore tenter de t’occuper, mais tu tournes en rond et t’as vraiment rien à faire. Ça t’énerve, ça t’énerve ! T’en as tellement ta claque que ça t’énerve. T’en as tellement ta claque que t’as envie de crier, de hurler. Mais tu peux pas, tu peux pas faire ça.
Alors tu tombes sur ton lit, encore une fois. Encore une fois, tu enfermes ton visage entre tes mains et tu pleures en silence.

*

* *

C’est trop pour elle. C’est trop lourd à porter. C’est pas facile, ouais, je la comprend.
Pourtant, elle finit par se calmer, ses larmes sèchent lentement, lentement elle s’assoupit. Elle s’endort même, elle en a besoin. Elle a besoin de repos.
Pourtant, et elle le sait, elle se réveillera. Ouais, elle se réveillera assez tard, assez tard pour elle, assez tard parce qu’en général elle serait pas loin de se coucher. Mais comment se coucher dans ces moments là alors qu’elle vient de dormir deux heures ou trois ?
Ouais, c’est cela, elle ne peut plus dormir. Alors elle se frotte le visage de ses mains, et elle se lève lentement. Elle ne sait pas quoi faire, lentement elle revient à cette vie, et elle ne sait pas quoi faire. Elle a un peu faim, mais elle a pas vraiment envie de se faire à bouffer. Lentement, oui, elle se réveille. Elle se replonge dans sa réalité, et les sons, les bruits, reviennent aussi. Et ces bruits-là, elle les connaît aussi, elle les connaît trop bien. C’est encore son voisin, ça vient encore de chez lui. Ça pourrait venir d’un autre, d’un des voisins d’en face, et ce serait pareil. Ouais, ça vient peut-être d’en face, mais c’est pas ça qu’est important. Ce qui est important, c’est qu’elle les entend vivre, qu’elle entend qu’eux vivent.
Comme d’habitude, ils sont réunis, ils se sont réunis chez l’un des leurs, chez l’un ou chez l’autre, ils sont ensembles. Comme d’habitude, elle ne perçoit que leurs éclats de voix, que de la musique en fond, elle ne perçoit que leurs cris, que leurs rires. Elle les imagine, réunis, réunis ensembles comme d’habitude à parler, à rire, à raconter leur vie, leur journée, à être ensemble. Ils sont ensembles, ils vivent, et elle, elle est seule. Elle ressent cette solitude comme si elle était vide, sa petite vie vide, vide de tout, remplie seulement d’habitudes ridicules et profondément inintéressantes. C’est cela, oui, elle ressent sa solitude. Ça fait partie d’elle, et à la rigueur, de cela aussi elle pourrait être habituée. Elle se dit qu’un jour, un jour peut-être, elle pourrait aller vers eux, essayer, faire partie d’eux et de leur groupe parce que peut-être, peut-être ce sont des gens sympas, agréables, compréhensifs, civilisés, mais elle a trop peur. Elle sait, elle ressent, elle imagine ces regards moqueurs, ironiques, ces yeux qui se poseraient sur elle, sur son corps déformé qui se dérègle, qui se déforme, une parodie de corps qu’elle aurait jamais voulu connaître. Mais c’est comme ça, c’est la société, elle est le contraire de l’image que l’on montre, que l’on ressasse. Elle se dit qu’elle ressemble à rien.
Elle pense à tout ça un peu froidement, trop froidement, et ça l’étonne. Elle est moche, elle se dit qu’elle est moche, et en ce moment précis elle s’en fout. Elle sera toujours moche de toute façon. Elle a bien essayé de perdre du poids mais ça n’a jamais marché. A quoi bon ! Elle se dit qu’elle s’en fout, elle se dit « à quoi bon ! ».
Comme d’habitude, elle va se déshabiller, aller faire son petit caca, aller se brosser les dents en évitant de trop examiner son visage bouffi dans la glace où fleurit chaque jour un nouveau bouton comme si c’était toujours le printemps. Elle est dans ce moment où l’on dit que c’est le calme avant la tempête. De toute façon, même si elle en avait conscience, ça ne changerait rien. Elle sait qu’elle ne changera rien à ce qu’elle fera. Elle ira éteindre les lumières, n’allumer jusque que sa petite lampe de chevet puis s’étendre sur son lit, sous sa couette dont si tu voyais les motifs tu comprendrais qu’elle est simple et qu’elle aurait préféré aimer la vie, puis elle repoussera une mèche de cheveux qu’elle retiendra derrière une oreille, puis elle se replongera dans ses mots fléchés du Télé 7 jeux qu’elle achète tous les mois, jusqu’à ce que l’autre à côté veuille bien se sentir fatigué, foutre ses acolytes dehors et enfin se coucher à son tour. Son Télé 7 jeux : elle essaie depuis longtemps d’y gagner un voyage mais elle n’y est jamais parvenue. Encore une fois, elle pense « à quoi bon » : elle gagnerait le voyage sur les îles qu’elle aurait honte de se promener en maillot de bain sur la plage tellement elle se trouve grosse et que rien ne lui va. Elle se dit qu’elle passerait son temps enfermée dans la chambre d’hôtel de bourge avec piscine. Les plages et les hôtels, elle a toujours su que c’était fait pour les tops models et ceux qui ont des sous. Alors à quoi bon.
Et puis y’a toujours le bordel du connard d’à côté, ce connard avec sa bande, les mêmes du fond de l’amphi, ceux qui vivent et en profitent pendant qu’elle est là, ridicule, avec sa robe de chambres à fleurs pareille que celle de sa mère qu’aurait mieux fait de baiser le jour où elle était bonne à se faire engrosser plutôt que concevoir une vie, la sienne. Parce que c’est ça. C’est ça, hein ? C’est de sa faute à cette pute qu’à jamais rien voulu comprendre à ce que toi tu éprouvais…

*

* *

Un jour, ma voisine est « tombée » de sa fenêtre.

Avant AVC

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